#BlackLivesMatter / Adama Traoré, George Floyd et la police

En plein déconfinement, des dizaines, peut-être même des centaines de milliers de personnes ont répondu ce mardi 2 juin à “l’appel à la révolte contre le déni de Justice” lancé par Assa Traoré et le Comité pour Adama 4 jours plus tôt. Une manifestation en réaction aux nouveaux rapports d’autopsie mensongers sur les circonstances de la mort d’Adama Traoré entre les mains des gendarmes, le 19 juillet 2016 à Beaumont-sur-Oise (95). Une manifestation massive, déroutante, avec en toile de fond les révoltes en cours aux USA suite à la mort de George Floyd, qui a profondément secoué l’opinion publique. REPORTAGE.


Perché sur les petites marches du parvis du Tribunal de Grande instance de Paris, Mahamadou Camara balaye la foule de son habituel regard perçant. Depuis que son frère Gaye est mort abattu par la BAC le 16 janvier 2018, il se tient aux côtés d’Assa Traoré ; infaillible, droit et juste. Sa prise de parole est brève. Lapidaire. Cinglante. « Si vous n’êtes pas prêt-es à mourir pour la Liberté, enlevez ce mot de votre bouche ! ». En un instant, ce sont des dizaines de milliers de personnes qui lui répondent par un tonnerre d’applaudissements, d’encouragements, et qui finissent par scander « I can’t breathe !! », « La France, c’est nous ! » et « Justice pour Adama ! ». Quelques minutes plus tard, le Comité pour Adama fend la foule compacte -Assa en tête- sous les acclamations et les éclats de joie.

Nous sommes le mardi 2 juin 2020. Et ce jour est historique. 

Des manifestant.e.s posent le poing levé devant une flamme, sur la pancarte on peut lire : Justice pour Adama.

Adama Traoré…

Voilà quatre ans que cela dure. Que l’on va de mensonge en mensonge, d’omission en déni de justice. Tout a commencé le 19 juillet 2016 à Beaumont-sur-Oise (95). Ce jour-là, Adama Traoré fête ses 24 ans. Comme le dit toujours sa sœur Assa, « il enfile son bob, son short, et prend son vélo pour profiter du soleil ». Il vient d’apprendre que sa nouvelle carte d’identité l’attend bien tranquillement dans un bureau administratif. Confiant, jovial, il profite de sa journée avec son frère Bagui, avant d’aller récupérer sa carte et de rentrer en famille. Sa vie s’arrête pourtant lorsqu’il tombe en chemin sur la gendarmerie. Adama est Noir ; et comme tout homme Noir des quartiers populaires, il sait qu’un contrôle sans avoir ses papiers, ça se finit au poste. Il a sûrement en tête Zyed et Bouna, et toutes les autres victimes des violences policières. Il court, s’enfuit, parce que non : pas lui, pas aujourd’hui. Il n’a rien à se reprocher, mais il court : question de vie ou de mort. Et sa vie à lui s’achève un quart d’heure plus tard, rue de la République. Écrasé par le poids de trois gendarmes : Romain Fontaine, Arnaud Gonzales et Matthias Uhrin. Ses derniers mots, son dernier souffle ? « Je n’arrive plus à respirer… ». 

Depuis, des rapports médicaux lunaires attribuent à Adama une mauvaise santé responsable de son décès; les gendarmes ont été médaillés; les frères d’Adama ont fait, ou font encore, de la prison; Assa est mise en examen suite à quatre plaintes des gendarmes; et aucune reconstitution, aucun procès n’est au programme. Rien. Hormis, une succession d’expertises dont la famille a dû combattre la partialité.
À ce jour, une nouvelle contre-expertise vient d’être ajoutée au dossier par la famille d’Adama et pointe une nouvelle fois la responsabilité des gendarmes: commanditée par la famille, elle n’exclue pas “l’œdème cardiogénique” de la précédente expertise (réalisée en quelques semaines seulement) mais conclue que cet œdème est lié à "une asphyxie positionnelle induite par le plaquage ventral".

Il s’agit du septième avis médical dans “l’affaire Adama

Assa Traoré le martèle depuis près de quatre ans, dans les marches à Beaumont comme lors des manifestations syndicales et sur les Champs-Élysées parmi les Gilets Jaunes : « un pays sans justice est un pays qui appelle à la révolte ».

Et la révolte, c’est précisément ce qui a eu lieu hier, mardi 2 juin. Quatre jours plus tôt, sur sa page Facebook, le Comité pour Adama appelait à « se révolter contre le déni de justice » et contre les violences policières, spécifiquement dans leur caractère raciste. En quelques heures, ce sont des dizaines, des centaines de milliers de partages sur les réseaux, et la vidéo partagée par Assa sur Instagram atteint le million de vues.

L’endroit choisi est hautement symbolique. Quoi de mieux qu’un tribunal pour y dénoncer un déni de justice ? A quelques centaines de mètres de là, le parc Martin Luther-King donne le ton : non seulement la négrophobie et le racisme en général suivent leur cours, mais aussi - et heureusement- on continue de les combattre, plus fortement que jamais. 

Il n’est même pas 19h, et déjà reçoit-on des messages faisant état du monde déjà présent sur place. Du tribunal à la station La Fourche [à 2 arrêts, NDLR], les rues très larges sont noires de monde. Jamais auparavant - même si nous le savions déjà quelque peu - nous n’avions autant pris la mesure de combien le nom d’Adama, le nom Traoré, est un symbole pour des centaines de milliers de gens pour qui les violences policières ne sont pas un concept abstrait.

Dans la foule, majoritairement composée de jeunes racisé-es des quartiers populaires, on essaie de se faufiler tant bien que mal jusqu’à la tribune improvisée, d’où les familles de victimes de la police prennent la parole.

Les familles de Gaye Camara, de Lamine Dieng, d’Ibrahima Bah, de Sabri Choubi, de Madame Kebe, de Babacar Gueye s’expriment tour à tour avec la seule force de leur conviction, de leur foi en la justice et de leur gratitude envers toutes les personnes qui se sont mobilisées pour que cessent les violences policières. Nous leur devons de rappeler ces noms, de les dire, et de ne jamais les oublier. De ne jamais pardonner.


… George Floyd…

La présence en nombre des jeunes racisé-es des quartiers populaires, confronté·es au quotidien par les violences policières, ne peut à elle seule expliquer la marée humaine qui a déferlé sur le nord de Paris hier soir. En nombre également, il y avait là aussi des personnes qui n’avaient jamais mis les pieds auparavant dans une manifestation, quelle qu’elle soit. Nous connaissons tous-tes un-e ami-e, un-e collègue, un-e proche qui nous a envoyé un message innocent et timide, nous demandant si l’on venait à la manif’, si l’on savait comment cela allait se passer, qu’est-ce qui était prévu, ce qu’il fallait ramener, si cela n’était pas trop dangereux. 

Bien sûr, la seule dégueulasserie que représentent les violences policières suffirait à expliquer la présence de tous·tes ces primo manifestant·es - d’autant plus après l’épisode répressif du confinement qui a suivi celui des grandes grèves de décembre/janvier/février. Mais dans ce cas, comment expliquer que tout ce beau monde n’ait pas suivi et soutenu dans les actes les mouvements de révoltes démarrés à Villeneuve-la-Garenne

La réponse se cache en partie dans le soft-power [trad: le pouvoir symbolique, voir Joseph Nye, NDLR] exercé par les USA, et l'assassinat de George Floyd le 25 mai dernier. Le meurtre, filmé dans une vidéo glaçante de huit minutes, a provoqué une indignation massive sur les réseaux sociaux. De l’autre côté de l’écran, des personnes non-racisées qui semblaient pris d’effroi : oui, les crimes racistes existent encore. Aussi vrai que tout ce qui vient des États-Unis paraît être le plus enviable pour des sociétés capitalistes du XXIème siècle, les mouvements contestataires passent dans l’imaginaire collectif pour être les exemples de ce qui se fait de plus dur. Pour les personnes Blanches en France, il est trop souvent admis que la condition des Afro-américain·es est toujours pire que ce qui se passe ici. En réalité, les seules différences historiques n’établissent pas de rapport de “mieux” ou de “pire”. Simplement qu’il ne fait pas bon être racisé-e dans ces pays.

Le tour de force du Comité pour Adama est d’avoir démontré aux yeux de tous·tes qu’en France, on tue des Adama Traoré comme l’on tue des George Floyd aux USA. Avec les mêmes techniques d’interpellation meurtrières. Avec les mêmes polices racistes qui votent à l’extrême-droite. Et que la colère est la même, qu’on vive à Minneapolis, ou à Clichy-sous-Bois (93). L’image de George Floyd écrasé par Derek Chauvin, son bourreau, est d’une horreur inqualifiable. Mais combien d’images similaires avons-nous vu inonder au quotidien nos réseaux sociaux sans que personne ne se mobilise, pas même les célébrités présentes hier ? Diané Bah, le frère d’Ibrahima Bah décédé à moto à cause de la police en octobre dernier, s’est fait cinglant au micro: « C’est très bien que vous soyez là, que les influenceurs et les stars parlent des violences policières après la mort de George Floyd. Mais où étiez-vous tout ce temps ? Est-ce que les vies de vos concitoyens français comptaient moins pour vous ? ». Discours rejoint par Lotfi, l’ami d’enfance d’Adama, qui fustige les rappeurs et artistes qui parlent des quartiers tout en étant absents physiquement dans cette lutte.

Cependant, il est intéressant de souligner que la plupart des pancartes « Black Lives Matter » n’étaient pas portées majoritairement par des personnes Noires, mais par des primo manifestant·es Blanc·hes. On aurait légitimement pu s’attendre à ce que les pancartes portent, encore et toujours, les mêmes messages universalistes tout pourris invisibilisant les paroles de concerné-es, à l’image d’un « All Lives Matter » plutôt qu’un “Black Lives Matter”. C’est donc un point plus que positif de cette manifestation, qui n’a nullement manqué de radicalité.


… et la police.

Comment parler de cette manifestation monstre sans évoquer le traitement policier qui lui a été infligé? Interdiction cinq heures avant le début du rassemblement, intimidation au domicile d’Assa Traoré, saturation du quartier par les CRS et les BRAV-M : rien n’a été laissé au hasard. Mais la stratégie du Comité est la bonne, la seule qui paie. On est là dans le domaine de la manifestation au sens premier du terme, c’est-à-dire autre chose qu’un rituel bien huilé mêlant un défilé tout tranquille entre République et Nation d’une part, et des slogans que l’on ne supporte plus d’une autre. La manifestation version Comité pour Adama, c’est la manifestation de l’émotion, juste et sans faille, qui occupe tout l’espace et révoque les cadres imposés par la police

Après un rassemblement tout ce qu’il y avait de plus pacifique, le Comité s’est élancé sur le boulevard Berthier, suivi par la foule, avant de s’y faire bloquer devant les grilles du parc Martin Luther-King. En un éclair, Assa Traoré est perché sur un Abribus, et celles et ceux qui y étaient se souviendront de ses mots. « La France est le seul pays à interdire les manifestations pour la Justice. Nous allons faire une minute de silence, et la manifestation partira. Elle ira où elle ira. Elle s'arrêtera quand elle s’arrêtera ». 

Au même moment, sans raison apparente, la police gaze les abords du parvis du Tribunal de Grande Instance de Paris. Chaque carrefour, chaque artère, chaque petite rue est bloquée par une barricade en flammes, que les pompiers peinent à atteindre tant la foule est compacte et résiste. Ce n’est qu’à grands renforts de gaz lacrymogènes que la police libère des passages qui sont aussitôt repris. Appeuré·es, de jeunes manifestant·es se rapprochent du périphérique. “Je peux mourir”, réalise une ado noire qui cherche son souffle. Là aussi, les cris “Justice pour Adama” se font entendre, entre les klaxons de soutien des automobilistes. Parfois, le temps de quelques secondes, il règne pourtant un esprit de fête, ou de victoire de la Coupe du monde. Car se révolter, c’est aussi exister, comme l’exprimait une pancarte vue un peu plus tôt. Un instant plus tard, un flashball brandi par un CRS renvoie les manifestant·es à leurs “tristes” réalités (il s’agit d’un euphémisme) : on ne manifeste pas sa colère comme on le veut, pas en France, pas quand on est noir·e. Direction la prochaine sortie.

Aux alentours de 22 heures, d’autres cortèges déterminés partent dans tous les sens, à Clichy, dans le 17ème arrondissement ainsi que dans le 18ème. 

Nous avons perdu la trace du dernier cortège aux environs de Barbès, alors qu’il traversait le quartier populaire de la Goutte d’Or, poursuivi par des camions de CRS et un canon à eau. 

Que faire maintenant ?

La situation s’embrase dans plusieurs pays occidentaux, et les populations racisées n’en finissent plus de reprendre la parole. A Londres, à Amsterdam, des manifestations gigantesques de soutien aux afroaméricain·es ont eu lieu et ont été très suivies médiatiquement. En France, la situation parallèle à l’affaire George Floyd, c’est-à-dire la situation de nos propres quartiers populaires et de nos propres forces de l’ordre, mérite à elle seule un mouvement de grande ampleur. 

Des manifestations de l’ampleur et de l’ambition de celle d’hier doivent se multiplier : c’est un devoir moral et politique pour mettre hors d’état de nuire un gouvernement dont on ne voit plus la fin de sa dérive autoritariste. Déjà, un appel invite à se rassembler le 6 juin devant l’ambassade des Etats-Unis.

Pour tous les Adama Traoré,

Pour tous les George Floyd,

Solidarité de classe et internationaliste.

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MERCI POUR VOTRE LECTURE

La réalisation de ce reportage a nécessité 4 personnes et environ 20h de travail cumulées.

- Photos : Graine + Jaff + Jaya + Kaveh + Mes ;

- Texte : Graine + Mes ;

- Mise en page et iconographie : Graine.

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